46. CARRÉMENT !
— « … Cet autre animal est le… »
Le suspense avait assez duré. Il lui fallait bien finir par prononcer le mot stupéfiant qui s’affichait sous ses yeux.
— « Porc. »
Isidore Katzenberg marqua une pause comme s’il venait de lâcher un mot obscène. Lucrèce Nemrod et Ange Rinzouli paraissaient sonnés. Ils s’étaient certes préparés à recevoir un grand coup. Mais là, tout de même… Un long silence s’ensuivit. Ils avaient tous trois besoin d’un peu de temps pour absorber cette assertion : notre arrière-grand-mère était une truie ! C’était donc cela, la fameuse théorie du Pr Adjemian : Eve était une cochonne ?
Le premier, Isidore Katzenberg retrouva son sang-froid. Il reprit sa lecture :
— … « Du moins, son ancêtre africain, porc sauvage appelé aussi phacochère.
« Le terme générique de l’espèce est suidés. Elle inclut les phacochères, les porcs et les sangliers. La sagesse populaire prétend depuis toujours que « dans chaque homme, il y a un porc qui sommeille ». Pourquoi ne l’a-t-on pas prise au mot ? Des religions comme le judaïsme d’abord, l’islam ensuite ont interdit la consommation de viande de porc. Le judaïsme, cependant, n’a jamais expliqué clairement les raisons de cet interdit. Pourquoi ne pas toucher au cochon ? Et si c’était parce qu’il est notre lointain ancêtre ? Le manger serait un acte quasiment cannibale. Les hommes de l’Antiquité s’étaient refusés à toute précision, ils avaient seulement exigé l’application stricte de la loi sans dire pourquoi.
« Au XVIe siècle, un père jésuite, contraint de manger de la chair humaine lors d’un séjour dans une tribu sud-amérindienne, a d’ailleurs observé que celle-ci « a exactement le même goût que la viande de porc, qu’elle soit cuite ou crue.
« La parenté, le Dr Van Lisbeth l’a découverte en suivant une autre voie. Par les greffes. Le porc est l’animal dont les hommes supportent le mieux les greffes d’organes. L’espèce humaine tolère un rein de porc ou un cœur de porc alors qu’elle rejette un cœur de chimpanzé ou un rein de chimpanzé. De même, on utilise l’insuline du porc et non l’insuline du singe pour aider les diabétiques.
« Cependant, c’est ici, sur les bords du fleuve Olduvai, dans ce trou où j’ai moi-même failli choir par accident, que mes yeux se sont dessillés. Un primate mâle s’est retrouvé prisonnier ici avec un phacochère femelle. Désespérés, isolés à jamais de leur horde particulière, ils ont fait… l’amour.
« En toute logique, on aurait pu croire à une incompatibilité génétique entre les deux espèces puisque cette incompatibilité existe de nos jours. Mais peut-être qu’à l’époque les chromosomes de chacune ne s’étaient pas encore entièrement stabilisés. Des fenêtres étaient encore ouvertes sur les rencontres avec des gènes exotiques. Toujours est-il qu’à eux deux, ils ont dû donner naissance à une créature hybride mi-singe, mi-cochon. Un croisement simio-porcin. Le rejeton d’Adam-primate et d’Eve-suidé. On pourrait l’appeler Caïn l’hybride. En tout cas, c’est lui qui a sans doute trouvé un moyen pour sortir de ce trou. »
Isidore Katzenberg interrompit sa lecture et demeura immobile, le regard dans le vague, s’efforçant d’imaginer à quoi avait bien pu ressembler la bête. Ce n’était pas facile.
Lucrèce Nemrod se pressait la tête comme pour se boucher les oreilles. Elle pressentait qu’il aurait été préférable de ne jamais savoir. L’ignorance aurait mieux valu pour le monde entier.
Les trois humains se dévisagèrent, à la fois excités et inquiets de la responsabilité qu’entrainait la découverte d’une révélation aussi singulière. A contrecœur, Isidore Katzenberg reprit la lecture :
— « … Cet hybride, la première « ébauche d’humain », devait présenter un aspect très surprenant, probablement plus cochon que singe. Comment est apparue une lignée ? J’ai pensé un moment qu’Adam-primate et Eve-suidé avaient donné le jour à un second petit, une femelle cette fois, qui aurait rejoint son frère à l’extérieur. Ensemble, ils se seraient reproduits… »
— Ah, vous voyez, l’inceste, souligna Ange Rinzouli, satisfait d’avoir subodoré un élément du secret.
— « … Mais les accidents de ce type sont difficiles à reproduire, rectifia Isidore Katzenberg, passant à un nouveau feuillet. Selon moi, notre Caïn en quittant sa crevasse originelle a découvert le vaste monde extérieur et s’y est fait des petites amies. Il a tout simplement forniqué par la suite avec des femelles primates, imprimant ainsi plus profondément les caractéristiques simiesques de l’homme. Voilà pourquoi nous ressemblons aujourd’hui davantage à des singes qu’à des porcs… »
— Quoique…, interrompit Lucrèce Nemrod en se remémorant le visage de Christiane Thénardier.
— « … Reste un mystère. Pourquoi ai-je retrouvé dans cette caverne les ossements de l’hybride qui est sorti du trou ? J’ai pour cela une hypothèse qui en vaut une autre. Je pense qu’après s’être reproduit à l’extérieur, il a éprouvé une certaine nostalgie de sa famille. Caïn devait être un enfant exemplaire, qui aimait beaucoup ses parents et ne voulait pas les abandonner à leur prison. Alors, il est revenu ici pour les aider à se hisser eux aussi hors de la crevasse et leur montrer sa réussite au-dehors. Malheureusement, au cours d’une de ses tentatives pour les tirer de leur oubliette, il a dû glisser et y retomber lui-même. Seulement, ses parents avaient vieilli et ils n’avaient plus la force de le porter et de le pousser pour qu’il ressorte. Ils sont donc morts tous trois ici, en famille, après avoir lancé à la surface « l’expérience humaine », laquelle se poursuivit loin d’eux par l’intermédiaire d’une des femelles primates engrossées par Caïn.
« Voilà leur tombeau. Voilà le plus fantastique des tombeaux. Ici sont morts Adam, Eve et Caïn, inventeurs de l’homo sapiens.
« Du point de vue ossements, ce n’est cependant pas l’idéal. Les squelettes ont été remués par les taupes qui en ont parfois emporté très loin telle ou telle partie. D’Adam, il ne subsiste que le bassin et quelques côtes. D’Eve que la mâchoire inférieure et un fragment d’os du genou. Il y a encore quelques ossements que je n’ai pu identifier mais qui sont sans doute des reliefs des repas de la famille.
« De Caïn, j’ai retrouvé presque intacte la patte droite. Et cette patte est la preuve de la véracité de mes dires car cette patte, elle ressemble à… une patte de porc à cinq doigts !
« Pour la préserver des intempéries et des prédateurs, et dans l’attente de votre arrivée ici, j’ai entreposé cette relique dans une boîte isotherme où elle sera parfaitement à l’abri des éléments et des malveillants. Si vous avez découvert cette lettre, vous avez aussi trouvé la boîte. Ouvrez-la… »
Lucrèce Nemrod ouvrit la boîte. Elle contenait effectivement des osselets, protégés par de la mousse en polystyrène. Ils formaient bien une sorte de main à cinq doigts. Mais les terminaisons des doigts avaient ceci de particulier qu’elles étaient constituées par des cônes ongulés, semblables à de minuscules sabots pointus.
— « … Vous avez ici la patte de Caïn. Une patte à cinq doigts. Une patte mi-porc, mi-homme… »
L’un après l’autre, ils effleurèrent la relique.
— « … Je suis convaincu que cette étrange histoire est bel et bien inscrite quelque part tout au fond de nos gènes et, à bien y réfléchir, tous les mythes sur les origines de l’homme y font référence plus ou moins.
« Etre chassé du paradis, c’est avoir été chassé de la surface de la terre où la nourriture était foisonnante. Que Caïn soit décrit comme poilu indique qu’il ressemblait à un singe. De même, les nombreuses allusions au monde de la boue d’où serait issu l’homme évoquent ce creux de terre où il a été captif et dont il est sorti. Il y a encore le mythe de la caverne de Platon. Ou même la légende de la manne tombée du ciel qui rappelle que la nourriture tombait dans le trou, venue d’en haut. Je pourrais citer ainsi une foison d’exemples tirés des religions et des mythologies.
« Donc, d’autres que moi savaient, ou ont su, mais n’ont jamais eu le courage de le dire ouvertement. Ils ont parlé par paraboles, par symboles, par allusions. Il faudra bien un jour que cela se sache.
« Il faudra bien un jour répandre cette information. L’homme descend du singe ET du porc.
« Tel est mon secret. Tel est mon trésor. A présent, qui que vous soyez, VOUS SAVEZ. J’espère que ce testament est tombé en de bonnes mains.
« Merci de votre écoute et de votre attention.
« Signé : Pierre Adjemian. »
Ils se figèrent. Bouleversés. Ange Rinzouli avait le regard complètement vide. Lucrèce Nemrod se mordit les lèvres jusqu’au sang. Ils restèrent silencieux une bonne heure. Ils voulaient savoir, maintenant ils savaient.
Tel était le secret du père de nos pères.